LUNDI MATIN : une bonne cuite
Le généralissime des armées du nord, Alexandre (Sacha pour le diminutif) Vassilievitch Bébed dormait planqué derrière deux paupières torves d'un sommeil morphéen agité. Il avait avalé la veille une triple douzaine de calvados coco dans un pub capitaliste de l'artère Nevski. Bébed était un aristocrate d'une russitude exemplaire. Il savait noyer son chagrin dans les formes que requiert la tradition. Le calme avant la tempête. Les souvenirs refluaient au cerveau. La nuit passée, Bébed se rappelait confusément avoir ruminé de sombres dispositions. On l'avait mis à pied sans préavis. Viré comme un malpropre. On l'avait humilié. La néo-nomenklatura, cette bande de mégalosaures allait payer le prix fort de son éviction. Enroulé dans le tapis d'Arménie, souvenir d'une opération commando contre les profiteurs d'Erevan, Bébed réalisa un tour complet sur lui-même. Il glissa jusqu'à la table basse japonaise, héritage de feu le colonel Vassili Fédorévitch son père qui l'avait arraché au péril de sa vie pendant l'occupation de l'île Sakhaline en août 1945 à une famille de dangereux éleveurs de cochons bridés. Il se cogna contre l'arête tranchante, hurla tu quoque Boris Nicolaïevitch ! puis replongea dans les limbes de la Volga. Même ainsi endormit, Alexandre Bébed impressionnait. Il mesurait environ six pieds de haut (n.l.r : 1, 98 cm), son corps était mince, mais le muscle noueux et solide. A cinquante cinq ans, il arborait encore un visage jeune de type mongoloïde, une coupe martiale, des pommettes saillantes taillées à la nagaïka et des yeux bleus comme le ciel d'Estonie. Son sourcil était noir, dru, épais et son front bombé, semblable a ses dragons étranges qu'il avait autrefois admiré sur l'île Komodo en mission secrète pour le compte du KGB. Bébed dégageait une impression de puissance extraordinaire. Il avait perdu une couille arrachée par une mine afghane en 1979 pendant le siège de Kaboul, mais Saint Cyrille soit témoin, avec celle qui restait, il faisait des miracles. Il s'était fait un devoir d'honorer quotidiennement la femme soviétique afin de disséminer son incroyable patrimoine génétique, au hasard des imprudences. Dans tous les claques de l'ex-empire, de Vladivostok à Kiev, il était connu comme le loup blanc. En fait de loup, Bébed avait plutôt du tigre de l'Oussouri dans ses déhanchements nocturnes. Quand il entamait une masturbation par exemple, exercice rare qu'il pratiquait exclusivement les lendemain de cuite, il finissait toujours par arriver au jet, mais c'était au prix d'abominable griffure sur son vit patriote. Oh oui Bébed était patriote !
Il aurait explosé la tête d'une balle de son Random VIS 35, le mécréant qui en aurait douté. Alexandre Vassilievitch Bébed était le plus grand patriote que la Très Sainte Russie et l'URSS réunies eussent jamais compté dans leurs rangs. A l'écouter conter sa passion pour les personnages illustres de l'histoire russe, on ne pouvait douter de l'immense amour que cet homme réservait à sa patrie. Sous le charme, on devenait admiratif quant au savoir militaire qu'il leur avait emprunté. Bébed vénérait Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Napoléon Bonaparte, l'amiral Koltchak et le sombre Béria. Mais il réservait une place à part au général De Gaulle. Un très grand homme ce De Gaulle. Il l'avait rencontré une fois à Paris, quelques mois avant sa mort. Alexandre selon la terminologie en cours à l'époque était alors conseiller culturel. C'était à l'ambassade d'Union Soviétique le 7 janvier 1969. Le général avait été invité pour fêter le Noël orthodoxe. Alexandre était un très jeune homme à l'époque mais il avait osé interpeller le général de sa voix de stentor : « Eh Tovarich Grande Zorra, Ti otchich Pit godet avec moi ? Vodka ? Champagne ? » ? L'homme du 18 juin avait d'abord froncé les sourcils, un brin désarçonné par les manières du rustaud du bonhomme en face de lui. Mais, comprenant qu'il avait un Russe en face de lui, puis n'avait pas relevé offense et il avait cogné son verre contre celui de Bébed. Ensuite, ils avaient conversé une bonne demi-heure, à bâton rompus. A la fin de la discussion, le Général s'était épanché auprès de Bébed sur l'esprit cureton et versatile de ses concitoyens : Oui, mon bon Alexandre Vassilievitch, les Français sont dévots !
A ses mots, Alexandre s'était fendu d'un conseil. C'était une de ces soirées exceptionnelle où la vodka coulait à flot, le caviar dégorgeait des plateaux, les mots succédaient aux mots, De Gaulle était mélancolique, Alexandre plus simplement bourré. Ah instant magique quand il avait expliqué au général comment gouverner avec le peuple !
Plébiscite Général, c'est mot clé ! Plébiscite Général, est bon pour assise des grands hommes comme vous... Prenez exemple Napoléon. Un jour, nous autres Russes auront aussi démocratie de peuple, par peuple, pour peuple. Le général avait embrassé Bébed sur le front, avant d'exécuter un gracieux pas de danse, puis il s'était perdu dans la foule des convives.
Son conseil avait-il été suivi ?
Bébed qui ne lisait guère la presse française n'en su jamais rien d'autant qu'il avait été rappelé précipitamment à Moscou par Léonid Bréjnev.
Ce général quel grand cœur quand même !
Bébed aussi avait un grand cœur. Un cœur aussi grand que le Pic du communisme, mais il n'oubliait jamais les affronts. Il faisait toujours payer à ceux qui l'avaient offensé. C'était sa loi. La loi de Bébed !
Alexandre Vassilievitch eut un hoquet. Il ouvrit un oeil aviné, puis un second. Il avait cauchemardé le siège de Sébastopol suivi immédiatement après par le désastre de Port Arthur. Il éternua à quatre ou cinq reprises et songea qu'il était temps d'en finir avec son vilain penchant occidental. Décidément la cocaïne concomitante de l'alcool franchouillard ne lui réussissait pas. À l'évocation de la patrie du petit caporal et du grand général, il eut bizarrement une pensée émue pour le plus grand poète orthodoxe de l'histoire pré-soviétique. Oh pauvre, pauvre Pouchkine !
En effet, malgré le sentiment de l'irrévérence qui procédait d'une mise en accusation de la patrie qui lui avait légué ses modèle de stratégies, il ne pu s'empêcher de nourrir un profond mépris pour les Français. Une nation qui avait pu engendrer l'assassin de Pouchkine était une nation dont il fallait se méfier. Français quel peuple ambigu, une foutue race d'amants susceptibles. Et pourtant la décision de Bébed était prise, c'est bien à la France qu'il ferait appel.
Alexandre Vassilievitch était maintenant totalement réveillé. Il repoussa le tapis d'Arménie, se leva sur ses deux jambes puis marcha jusqu'à l'unique pièce séparée de la chambre : la salle de bain. Son studio était un cadeau du premier secrétaire Youri Andropov en récompense de ses bons et loyaux services pendant l'occupation de Kaboul. Il n'était pas à proprement parler immense, mais tout à fait fonctionnel. Et puis il avait une vue imprenable sur le Palais d'Hivers, à quelques encablures de l'Amirauté. Alexandre Vassilievitch commença à se dévêtir. Sa main toucha machinalement sa verge et il commença à se masturber à deux doigts, en souvenir des vieux chrétiens. Comme l'animal restait désespérément flasque, il se décida pour un bain d'eau froide. Non qu'il apprécia particulièrement le liquide à température sibérienne, mais parce qu'il n'y avait pas d'autres solutions. La concierge l'avait avertie voilà quelques jours d'une coupure d'eau chaude qui se prolongerait sans aucun doute jusqu'à l'automne. Bébed plongea son corps dans l'eau, jusqu'au cou. Il resta ainsi plusieurs minutes à souffrir du contact liquide qui lui dévorait la peau pire qu'une cohorte d'acariens galeux, puis il s'échappa comme un diable à ressort de la baignoire, il se frictionna énergiquement le torse avec une serviette qu'il accrocha ensuite à sa taille. Il revint dans la chambre, décrocha le téléphone. Il demanda à l'opératrice le numéro de Martine Legendre du journal Libération à Paris. Il fut surpris par la voix rauque qui lui répondit au téléphone. Une voix d'homme. L'opératrice s'était-elle trompée ?
Dans un français excellent quoique fort prononcé, il demanda s'il pouvait parler à Martine angelmoï Legendre.
« Martine ?» répéta l'homme au bout du fil, « mais elle ne travaille plus ici. »
Ah !? soupira Bébed désappointé. Et où peut-on joindre elle ?
- Au Canard Enchaîné.
- Canard Enchaîné ??? Qu'est-ce ça vouloir dire, Chto età ?
- C'est un journal qui aime la vérité. Vous êtes russe n'est-ce pas ! Tenez c'est l'équivalent de votre Pravda.
- Ah journal du pouvoir ?
- Si l'on veut, fit l'homme avec une pointe d'ironie dans la voix.
- Ça pas trop convenir à mes révélations, répondit Bébed sérieusement.
- Vous avez des révélations à faire ? De quel ordre ? Un rapport avec la santé de Poutsine ?
- Je rien pouvoir dire Gaspadié. Vouloir parler à angelmoï Martine. Vieille, vieille amie de moi.
- Bon fit l'homme à regret, je vais vous donner son numéro au Canard.
Le journaliste s'exécuta. Alexandre Vassilievitch Bébed le remercia chaleureusement. Il raccrocha, composa le numéro. La voix chaude de Martine Legendre lui pénétra jusqu'aux orphelines, bien nommées pour l'occasion. Il hésita de longues secondes avant de parler. Sa gorge était serrée, comme celle d'un collégien à la cantine devant un plat de choux de Bruxelles. Il parvint tout de même à retrouver son timbre le plus suave puis murmura :
« Martine, c'est moi Alexandre Vassilievitch. Tu souviens soirées magnifiques de l'été 68 sur barricades Rue Lepic. Oui tu souviens !
Un ami ambassade m'a dit que tu devenus journaliste célèbre. Mais tu changé journal. Pas grave. J'ai choses extrêmement graves à te conter... Il ne s'agit plus d'abattre capitalisme mais de sauver monde libre... »