LUNDI après-midi.
Le Grand Emir de la Balalaouïkie Orientale, Lébionov Ostétrik Vassaïev sirotait une vodka citron vert en écoutant une balade triste de Paolo Conte quand le Grand Chambellan des masses pieuses, Chamir Artémïev Barine pénétra comme un dément dans son fumoir particulier du Palais de la Révolution Heureuse. Chamir regarda l'Emir alcoolique avec un air de profond dégoût. S'avilir à ce point lui semblait la marque d'une faiblesse indigne d'un commandeur des croyants. Mais l'Emir jouissait d'une popularité inégalée chez les Balalaouïks depuis qu'il avait personnellement participé à la prise d'otage de la caserne de Volgodensk à plus de 400 kilomètres derrière les lignes ennemies. Après ce fait héroïque, au grand dam du Chambellan, Vassaïev avait gagné la confiance pleine et entière de son peuple. Et quand l'envahisseur ruskof avait été repoussé hors des frontières de la Balalaouïkie, tout naturellement, Lébionov Ostétrik Vassaïev fut désigné comme chef de la glorieuse république Balalaouïkienne.
Vassaïev considéra le Chambellan d'un air amusé, presque ironique. Pourtant Artémiev le dérangeait. Lébionov Ostétrik n'avait jamais compris l'agitation convulsive qui démangeait Chamir Artémïev comme une colonies de mouches à viandes sur un cul de vaches normandes. Cet homme prendrait-il un jour le temps de vivre ?
L'Emir se leva, il alla couper la musique, puis se rassit. Il prit le temps de lisser ses longues moustaches de cosaque. Sans regarder le Chambellan, il lui offrit de s'asseoir et d'expliquer les raisons de son excitation.
Sire ! clama Chamir Artémïev Barine, les Russes ont massé des troupes à la frontière, Vos conseillers ont de bonnes raisons de croire qu'ils vont nous attaquer.
- Encore. Bâilla l'Emir.
- Cette fois-ci Sire, la situation est grave. Nos voisins Kalmouks prétendent avoir aperçu des camions porteurs de SS20.
- De la gnognotte !
- Sire, les SS20 sont des fusées
- Je le sais bien mon bon Chamir, j'ai fait mes classes dans l'Armée Rouge, tout de même. Les SS20 c'est de la merde. Je crache sur les mères des soldats qui utiliseraient pareille camelote. SS20 Pfu ! Les Tomahawks ça c'est de la fusée... de la fusée chirurgicale !
- L'alcool aurait-il paralysé tes dernières qualités de jugeote, Lebionov Ostétrik Vassaïev, notre peuple est menacé de mort et tu me parles des mérites comparés des missiles de ces infidèles. Il faut que tu prennes une décision...
- Ta gueule, iguane mystique !
- Pardon Sire ?
- J'ai dis ta gueule. Je n'aime pas ta façon de me parler Chamir Artémïev. Je n'aime pas ta façon de me tutoyer, Barine. Maudit soient tes aïeux ! Tu as l'air d'oublier que tu es Chambellan par ma grâce, je pourrais te faire égorger comme un vulgaire jankee. Tu le sais Barine ?
- Oui Sire... excusez mon audace. Je me suis oublié... c'est l'inquiétude qui a guidé mes paroles dans les méandres obscurs de la déraisons... Je vous demande encore pardon Excellence, mais j'aimerais que vous entendiez une ultime requête, Sire.
- Je t'écoute Barine. Du moins si tu as quelque chose de nouveau à me demander.
- Voilà Sire, il faudrait que votre très haute et très inspirée conscience nomme une délégation d'ambassadeurs.
- une délégation d'ambassadeurs !?! Et pour faire quoi, Barine ?
- mais Sire pour négocier avec les russes.
- j'ai dû mal entendre Chamir Artémïev, tu me demandes à moi le héros de la révolution de négocier avec les bâtards ruski. Je chie sur cette patrie de dégénéré. De mémoire de Vassaïev, jamais on a vu négocier un Balalaouïk avec le cloporte soviétique.
- mais Excellence, vos conseillers pensent...
- laissez mes conseillers dans les bras de leurs chiennes infidèles, Chambellan et occuper vous plutôt de ramener leur âme souillé dans les bras de notre seigneur Allah.
- mais qu'allons nous donc devenir Excellence ?
- la politique est une affaire de chef. Ne tourmentez pas inutilement votre conscience tordue, Barine. Si les Ruski attaquent, j'ai un truc pour les recevoir.
- un truc Excellence !?!
- oui un truc.
- un truc ? Vous piquez ma curiosité Excellence.
- Un sacré truc même !
- mais un truc comment ?
- un putain de truc, Barine, si tu peux me pardonner l'expression.
- Ah ah, je suis plus impatient que le jeune phoque espiègle à l'heure des premières plongées : qu'est-ce donc que ce sacré "truc" ?
- du calme Barine, réfrène un peu tes ardeurs : il faudra te contenter de ce que je viens de dire. Tu sauras en temps voulu si tu sais être patient. Maintenant retire toi, je me sens las tout à coup.
Le Chambellan recula en multipliant les courbettes et les effets de manches. Juste avant de refermer la porte du fumoir, il vit encore l'Emir se resservir une rasade de vodka. La haine lui battait les tempes. Cette fois il en était sûr l'Emir était devenu fou. Il fallait qu'il convoque le conseil des mollahs. Ils décideraient de la destitution de l'Emir, et puis ils iraient négocier avec les Ruski. Le chambellan pensait que c'était la meilleure solution. C'était une question de survie. Pour le bien du peuple Balalaouïk, pour sa mémoire et sa culture, pour la gloire d'Allah qui sait tout.
Chamir Artémïev Barine esquissa un sourire. Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas sourit. Il longea le Couloir des Pas Retrouvés jusqu'à la sortie du palais. Il faisait beau en ce mois de septembre. Un soleil éclatant rayonnait sur la capitale Grosnov. Soudain un étrange nuage gris barra comme une sombre menace les feux de l'astre solaire. Oh le nuage ne resta pas très longtemps, mais suffisamment pour que Barine y vit l'annonce d'un mauvais présage. Le Grand Chambellan des masses pieuses s'agenouilla pour prier Allah de lui accorder sa miséricorde. Immédiatement, ses tourments furent apaisés. Pour autant, une question continuait de le tarauder :
Mais qu'est-ce que c'était que ce foutu truc à la mort moi le noeud ?
Photo : Le Coati - Texte : Cyrille Le Déaut
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