Il avait ses entrées dans ce zinc entre Belleville et Ménilmuche. C'était un gentil ivrogne. Une gueule d'ange terrassée par la tristesse, une carcasse écroulée sous le poids d'un passé trop lourd pour ses maigres épaules. Souvent quand venait le soir, il se posait dans un coin du troquet et il maugréait comme pour lui tout seul :
« Ah ça j'ai connu des nuits d'une violence hallucinée comme vous n'en connaîtrez peut-être jamais. Car il faut sortir pour connaître les saveurs glauques de la ville... Et non seulement sortir mais aussi s'impliquer la langue dans l'éthanol, se confronter à ses propres lâchetés, tanguer vers des comptoirs infâmes, se perdre en des ventres fades... Et puis face aux ignominies être aussi capable de se dire « je n'y arrive pas, je ne sais pas intervenir... Je ne peux pas. Je n'ai pas les ressorts. Je dois rester transparent pour témoigner »...
J'ai vu des soiffards défoncer la gueule de leur soudarde pour un sourire de traviole, en coin, sans qu'un seul doigt ne se lève... et ces braves gens toujours emplies de la bonne intention de ne pas déranger sirotaient tranquillement leur Picon-bière... J'ai vu des batailles rangées dans des rades et des sols gorgés de sang, de verre et de bière. J'ai vu cette fille qui s'intraveinait le bleu dans ce qui lui restait de veine... J'ai vu ce type qui courrait comme un poulet décapité avec un schlass planté dans la carotide... J'ai vu ce clochard mort dans une ruelle de Tigre, la bouteille toujours fichée dans la bouche et les mouches qui commençaient déjà leur gros œuvre. J'ai vu le gros canon reptilien, ce trou de béance et de mort, planté sur ma tempe par une pauvre hère grappilleuse de pesos... J'ai vu des potes s'asperger de haines en l'absence d'argent ou d'alcool. J'ai vu des poignards dans des yeux de filles habituellement douces. J'ai vu des vieillards frappés au sol par des gamins en haillons, à la lueur des réverbères... J'ai vu des militaires tirer sur la foule, dans la pénombre d'une ville suintant la misère...
J'ai vu du sang, des larmes, des traces de dégueulis sur les murs écaillés de nos rêves assoiffés. J'ai vu des violences quotidiennes, j'ai vu des vexations à l'ancienne, morceaux d'horreur éparse, une sorte de monde en marche.
J'ai vu. Je n'ai plus soif mais je serais encore là demain, au hasard des haines, à regarder l'humain droit dans les yeux... Des yeux qui, mieux que les longs discours, nous expliquent aussi ce que choisir son camp veut dire.
J'ai vu toutes ces agitations puis, je me suis endormi. Et j'ai rêvé d'une île isolée où je pourrais puiser dans mes souvenirs d'enfance pour retrouver les âges de la douceur... »
Alors, la litanie cessait et cette crème d'alcool, prophète cohérent du chaos, vidait son dernier verre... Parfois, il allait se poser sur une banquette dans un coin du bar et comme il venait de le prédire, il s'endormait plein de ces rêves dont nous ignorions la teneur réelle ... Parfois, il sortait tout simplement sans un bruit et il allait se perdre dans les sinuosités interlopes de la ville. Mais toujours, à la fin de son monologue, les voix des buveurs se faisaient plus basses, des gestes amicaux ou tendres étaient esquissés, quelques rires fusaient et l'on pressentait qu'ici, au moins, la nuit serait plus apaisée qu'ailleurs...
Photo (un écran de vidésurveillance dans un bar d'Oberkampf) : Le Coati
j'avais dit...