• « Notre politique étrangère est placée sous le signe de l'improvisation et d'impulsions successives, qui s'expliquent souvent par des considérations de politique intérieure. » Il ne s’agit pas là de la charge d’un quelconque ténor de l’opposition. Cette formule lapidaire est l’œuvre d’un groupe de diplomates anonymes*, dans les colonnes d’un grand quotidien.

    Et pourtant… de sondages et enquêtes d’opinion, il est un domaine où le bilan du candidat-Président est peu décrié, celui des affaires internationales. Les journaux télévisés se sont bien gardés de critiquer trop ouvertement le Président de la République, comme si les affaires étrangères, « domaine réservé de l’Elysée » prémunissaient contre toutes atteintes extérieures 

    Il est vrai que les choses avaient bien commencé. En juillet 2008, la France inaugurait une Présidence française de l’Union Européenne que de nombreux gouvernements des Etats membres de la Communauté Européenne mais également les Américains, saluèrent comme un modèle de dynamisme et de consensus. Autre exemple, même s’il est bien tôt pour en tirer des conclusions définitives, le rôle que la France a pu jouer en Libye ou dans le règlement de la crise ivoirienne est vécu par nos concitoyens comme un succès personnel du candidat-Président en exercice. 

    Hélas pour ces quelques apparents succès, que d’impairs tout au long de ce mandat présidentiel !

    Oubliée la crise ouverte entre le Président de la République française et la Commission Européenne en octobre 2010 sur la question des Roms. Renvoyée aux oubliettes de l’histoire, l’ingérence du chef de l’Etat dans les affaires mexicaines : le candidat-Président a pourtant réussi à transformer un fait divers (qu’on aurait pu traiter plus discrètement) en un raté diplomatique de toute première beauté. La tension entre les autorités des deux pays a finalement abouti à l’annulation de la majorité des manifestations culturelles prévues dans le cadre de l’année du Mexique en France. Et que dire des maladresses de ses Ministres, des outrances d’un de ses Ambassadeurs lors de la révolution tunisienne ? Plus près de nous encore, il y a à peine quelques mois, les tensions diplomatiques sont montées d’un cran entre la France et l’Uruguay. Avec sa prudence naturelle, le chef de l’Etat a aimablement qualifié ce petit pays d’Amérique du Sud de « Paradis fiscal à mettre au ban de la communauté internationale**». La réponse du berger à la bergère n’a pas tardé. Un éditorialiste uruguayen évoquant pour l’occasion une véritable «déclaration de guerre» de la France contre un «petit bout de terre où vivent trois millions d’habitants».

    L’hôte de L’Elysée a un besoin maladif de « méchants identifiables ». La « figure de l’ennemi » visant à rassembler une population autour de son chef, est une pratique politique ancienne. Avec des succès contrastés, nombreux sont les hommes politiques, notamment aux extrêmes de l’échiquier, qui use la ficelle jusqu’à la corde. Pour autant, il ne fait guère de doute que l’actuel locataire de l’Elysée est celui des Présidents français qui y a eu le plus largement recours. Lui et son maître des basses œuvres, Claude Guéant, l’ont étrenné avec des fortunes diverses à l’intérieur du territoire (Gens du voyage, étrangers en situation irrégulière, jeunes des cités, « fraudeurs étrangers ») avant d’en populariser la pratique à l’extérieur (Gbagbo en Côte d’Ivoire, Kadhafi en Libye, les Islamistes ultra en Tunisie et en Egypte, etc.). De préférence, les boucs émissaires sont soit faibles soit spontanément détestables.

     Cette façon populiste d’imaginer les relations internationales, disqualifie à plus ou moins long terme, la parole d’une diplomatie plus complexe. Dès lors que l’Elysée a décidé, en direct et sans filet, de piloter les grandes affaires du monde, le rôle des ambassadeurs a pu être tenu pour quantité négligeable. Cela tombe bien, le candidat-Président n’aime pas les diplomates et le leur a signifié à maintes reprises. Ce mépris s’est accompagné d’une reprise en main magistralement exécutée par l’ancien locataire du Quai d’Orsay, M. Bernard Kouchner : le Ministère des Affaires Etrangères et Européennes a été lentement dépossédé de son rôle de veille. Et ses agents, légataires d’un domaine régalien, se sont transformés en des exécuteurs passifs des volontés du Prince.

     Il y avait des signes annonciateurs du désastre. Dès juillet 2010, deux anciens Ministres des affaires étrangères, Hubert Védrine et Alain Juppé dénonçaient dans les colonnes du Monde un affaiblissement sans précédent du Quai d’Orsay. Ils pointaient notamment les conséquences désastreuses de la Revue Générale des Politiques Publiques (RGPP) sur le réseau diplomatique et culturel français. La RGPP a occasionné une réduction sans précédent des moyens humains et financiers du Ministère des Affaires Etrangères et Européennes. Alain Juppé est depuis revenu à la tête du Quai D’Orsay. Etrangement, il semble avoir omis les recommandations contenues dans sa tribune et n’a pas été en mesure de fléchir la désagrégation de son institution.

     Avec un budget de fonctionnement et de moyen en baisse constante depuis cinq ans, le recours de plus en plus systématique aux emplois de court terme (contrat de deux ans maximum pour les Volontaires Internationaux, renouvelable une fois pour les cadres contractuels), des agents déprimés, le réseau diplomatique et de coopération n’est plus en mesure d’assurer ses missions les plus élémentaires. 

    Dans les postes diplomatiques, la suppression de nombreux Emplois Temps Pleins (plus de trois fonctionnaires ou assimilés sur quatre) conduit à des situations ubuesques. Des financements de projets décidés par le département sans assistance technique pour en assurer suivi et mise en œuvre. Des diplomates de plein exercice remplacés par des Volontaires Internationaux d’Administration. On va jusqu’à confier des missions diplomatiques à des agents du service de coopération. Sans parler des conditions de travail : ordinateurs vieillissants, connections internet défaillantes, V-SAT en panne, et personnel du chiffre en sous-effectif.

    Pendant ce temps, dans tous les pays de coopération prioritaire, en particulier sur le continent africain, la Chine parade main dans la main avec les autorités nationales, programme des grands travaux, s’accapare des terres, inonde les marchés de Bamako ou de Cotonou de ses produits de médiocre qualité. Aidés par des Ambassadeurs discrets mais efficaces, les Indiens lancent des supermarchés de luxe ou des PME dynamiques dans toutes les grandes capitales émergentes. Le Brésil quant à lui, ouvre des Ambassades sur l’ensemble du continent, et privilégie une diplomatie subtile qui lui assure à terme, une excellente image en Afrique. 

    A l’inverse, le gouvernement français se cantonne au court terme, effets d’annonce ou formules incantatoires, davantage que dans les projets ambitieux. La diplomatie d’influence a du plomb dans l’aile. On vend des écrans de fumée à des partenaires de moins en moins dupes : un défilé néo-colonialiste sur les Champs-Elysées en point d’orgue du cinquantenaire des Indépendances (souvenez vous, il y avait là en Guest-star un dénommé Bachar El-Assad), une Union Pour la Méditerranée qui ne s’est jamais incarnée autrement que dans la communication tout azimut de son promoteur, jusqu’au sommet de Copenhague sur l’environnement dont on a jamais voulu confier la préparation à des diplomates chevronnés.

    Et que penser des prétendues réussites ?

    Pour l’observateur averti, l’intervention en Libye apparaît d’abord comme symptomatique d’une diplomatie hors-sol, fondée sur la vitesse de réaction, un certain opportunisme et non pas sur l'analyse ou les connaissances des experts. Quatre ans à peine auparavant, au nom de la realpolitik euro-méditerranéenne et d’un « coup de com » en faveur des infirmières bulgares, le chef de l’Etat recevait en grande pompe Kadhafi à l’Elysée. Il y a deux ans, c’était au tour du Ministre de la Coopération d’alors, ce pauvre Alain Joyandet, de représenter officiellement la France pour le 40e anniversaire de la Jamahiriya Islamia. Etrangement, les fastueuses célébrations d’alors étaient organisées par une entreprise française. Entendre ensuite un philosophe, bombardé l’espace d’un mois Ministre consort des Affaires Etrangères parler d’une « cause juste » paraît bien étonnant.

    Certes, le motif d’ingérence humanitaire en Libye a bénéficié d’un relatif consensus au sein de la classe politique française, tétanisée, par les valses hésitations passées, au Rwanda comme en Bosnie. Mais que dire de sa perception dans les pays de la sous-région ? On oublie trop souvent que l’ex guide de la « Jamahiriya Islamia » a largement inondé les gouvernements africains de sa manne. De nombreux hôtels, hôpitaux, écoles, mosquées qui maillent les pays de la sous-région particulièrement en Afrique de l’Ouest et dans le Sahel le doivent à la générosité - certes intéressée - du défunt Colonel.

    La France est finalement parvenue au forceps à convaincre ses puissants alliés (Etats-Unis, Grande-Bretagne) d’intervenir en Libye. Mais notre gouvernement n’a jamais su concevoir le problème libyen dans sa globalité, notamment à l’échelle sous régionale. Depuis, les chefs d’Etat voisins s’en inquiètent. Le Président malien Amadou Toumani Touré parle du printemps arabe comme « d’un hiver des plus rigoureux ». Avec le pillage des entrepôts libyens par les rebelles, c’est un flot d’armes de toutes natures qui s’est évanoui dans les maquis du Sahel. La France n’a pourtant pas accru sa coopération (en particulier militaire et policière) avec le Mali ou le Niger. Et pour cause, des incompréhensions mutuelles subsistent. La question non résolues des visas vient parasiter les enjeux politiques. Les autorités maliennes sont aussi vexées que le « droit de suite » de l’armée française n’ait pas été davantage négocié en amont. Et que dire des pseudo-barbouzes qui officiaient à Hombori, au Nord du Mali ? On se croirait dans un SAS : une diplomatie parallèle aux ordres de groupes privés. Des mercenaires du renseignement qui torpillent le travail des vrais professionnels de la DGSE et que notre gouvernement est impuissant à contenir. En attendant, deux nouveaux otages français sont retenus au Sahel par des groupes «terroristo-mafieux».

    Les bandes armées qui pullulent en Mauritanie, au Niger ou au Mali multiplient des opérations audacieuses contre les intérêts et les ressortissants français dans ces pays. On évoque l’indépendance énergétique de la France et son choix d’électricité produite à partir des centrales nucléaires. Mais comment peut-on parler d’indépendance énergétique quand notre pays dépend fortement de l’uranium nigérien ? Et dans ses conditions, pourquoi la France n’aide-t-elle pas davantage le gouvernement Issoufo à sécuriser ses frontières ? A côté des partenariats militaires, n’est-on pas capable de générer des actions de coopération innovantes (emploi/formation) à destination des populations nomades, en particulier les Touaregs, aujourd’hui fortement paupérisés ?

    Pour cela, encore faudrait-il que l’Aide Publique au Développement soit augmentée comme le candidat-Président en avait fait la promesse au début de son mandat. Pour cela, il faudrait que l’assiette de la Taxation sur les Transactions Financières que le candidat-Président prévoit d’instituer dès la semaine prochaine (quelle étrange et soudaine frénésie législative !) soit plus étendue, de sorte qu’elle puisse rapporter davantage que le petit milliard d’Euros envisagé. Pour cela, il faudrait expliquer que l’Aide au développement est utile à notre pays. Pas simplement d’un point de vu économique mais aussi dans l’optique de tisser des liens scientifiques, sociaux, culturels. Maintenir une présence forte et généreuse, c’est éviter que d’autres Etats, qui n’ont pas les mêmes scrupules, fassent main basse sur les ressources et les terres des plus pauvres. Cet agenda, aux atours de la prédation la plus dégueulasse, du mercantilisme le plus cynique, est désormais à l’œuvre dans la plupart des pays les moins avancés. 

    Il est vrai qu’avec la crise, la tendance actuelle est à l’égoïsme et au repli sur soi. Notre idée de l’Afrique est caricaturale. Dès lors, une perception ethno-centrée du monde gagne toutes les consciences repues. Attitude de la majorité qui déteint sur le cynisme de quelques ministres et les condamne à éluder la question de notre image à l’étranger. Il ne faut pas se voiler la face, notre cote de popularité à l’international s’est fortement dégradée. Dans de nombreux pays d’Afrique mais également en Amérique du Sud et en Asie, les élites ne nous aiment pas. Avec le discours de Dakar, le soutien affiché à des autocrates (Idriss Deby, Sassou N’Guesso, Paul Biya), la façon dont la France décide de façon quasi-unilatérale des interventions militaires, le candidat-Président a remplacé dans l’imaginaire des populations du Moyen-Orient et d’Afrique, la figure honnie de Georges W Bush. Une nouvelle incarnation du cow-boy de l’Occident (tendance grognard napoléonien) qui tire plus vite qu’il ne réfléchit. Il nous discrédite tant auprès des chancelleries européennes que des Etats émergents, au premier rang desquels, l’Afrique du Sud et le Brésil.

    Quel gâchis quand on connaît les atouts français !

    Car la France dispose d’un réseau culturel, scientifique et de développement unique au Monde : des centres de recherches (IRD, CIRAD) qui inspirent des consortiums internationaux et favorisent la promotion des élites scientifiques, des Instituts Français promoteurs à la fois de la culture française et des cultures et savoirs endogènes, jusqu’à l’Agence Française de Développement qui contribue à la modernisation des pays de Zone de Solidarité Prioritaire. Ce réseau est aujourd’hui menacé par des réformes contradictoires et par le peu d’estime que lui accordent le Président et sa majorité. 

    A l’image de l’AFD, enviée par les Britanniques ou les Allemands pour l’originalité de ses instruments d’intervention (subvention, prêt concessionnel, prêt non-concessionnel). Ceux-ci permettent à l’agence de faire du développement sans perdre d’argent et en favorisant dans les pays d’intervention la mise en oeuvre de grands programmes économiques, sociaux et environnementaux. Avec le départ de Jean-Michel Severino et la nomination du très peu consensuel Dov Zerah à la tête de l’AFD, adieu l’ambition et l’innovation… place aux petits calculs comptable et l’aversion pour le risque ! La vision de l’agence reste macro-économique, promouvoir les grands projets au détriment d’actions pilotes. Quant aux crédits de fonctionnements et de moyens, ils sont en baisse constante ses trois dernières années. Dès lors, l’AFD tarde à mettre en place les instruments de communication qui devrait lui assurer une meilleure visibilité et favoriser la promotion d’une France énergique et innovante dans le Monde. L’agence reste ainsi trop souvent perçue comme une banque plus qu’une agence de développement alors même qu’elle avait mené ces dernières années des programmes très novateurs.

    Le réseau scientifique et universitaire français se désespère. L’inique politique des visas ordonnée par le Ministre de l’Intérieur dans tous les consulats de la planète va jusqu’à contredire les grandes lignes du projet universitaire français et la politique de promotion des élites étrangères voulue par le MAEE. Ce ne sont plus simplement des étudiants africains qui en pâtissent mais des ressortissants du Canada, de Colombie, des Etats-Unis, etc. Les Présidents d’université et des grandes écoles s’en sont émus. Des personnalités scientifiques, des artistes, des simples citoyens ont finit par lancer une initiative de parrainage d’étudiants étrangers. Le plus idiot, si on se limitait à une perspective strictement comptable, c’est qu’à la perte d’attractivité générée par cette situation s’ajoute un manque à gagner financier pour nos organismes de recherche et nos institutions universitaires. Ces derniers n’ont pourtant pas besoin de cela. 

    Quant à notre réseau culturel, il devrait également participer à notre diplomatie d’influence et renforcer la place de notre pays sur la scène internationale. Mais, à côté des Alliances Françaises (association de droit local) dont les plus dynamiques parviennent encore à s’autofinancer, les ex Centres Culturels Français (devenus depuis les Instituts Français) font grise mine. Le montant annuel de leur budget est toujours décidé depuis Paris. Certes, avec la dernière réforme, ils disposent en théorie d’une autonomie financière. Mais sans le sésame de Bercy pour développer des activités génératrices de revenus, leur capacité d’auto financement restera accessoire. Dès lors, la mort programmée des derniers établissements culturels deviendra la triste réalité.

    Que conclure de ce bilan à l’heure où le monde est traversé par une crise identitaire, économique mais également environnementale unique dans l’histoire de l’humanité ?

    D’abord que le candidat-Président et sa majorité sont comptables de la perte d’influence de la France dans le monde. Comptables de la perte de compétitivité de notre pays à l’international. Comptables de la mauvaise image de la France auprès d’un grand nombre de peuples de la planète.Tout cela, en raison d’impératifs idéologiques, d’une politique politicienne de bas étage, d’une ignorance certaine voire d’un mépris des cultures étrangères… Avec une perception sommaire des enjeux internationaux qui a guidé la politique diplomatique de l’actuel locataire de l’Elysée, notre pays s’est discrédité pour longtemps. Complicité des chaines de télévisions ? Contrevérités répétées des membres du gouvernement ? Vie quotidienne trop dégradée pour s’intéresser à l’extérieur ? Peu importe au fond… Le résultat est là : nos concitoyens ignorent largement l’inimité que nous suscitons à l’étranger et singulièrement parmi les grands émergents. 

    Le bilan international du candidat-Président, davantage qu’un trompe-l’œil, est un mensonge. De la poudre aux yeux… ou de perlimpinpin… jetée à la face de nos concitoyens. Voire, si l’on analyse notre diplomatie à l’aune de la place de la France dans le monde, le plus désastreux de la Ve République.

    Il n’y a pas de fatalité. Ce qui a été déconstruit peut-être rattrapé par une politique sereine, ambitieuse et cohérente, cela, sans aggraver le budget de l’Etat. A condition, d’agir en concertation et en bonne intelligence avec nos partenaires, au premier rang desquels les Etats membres de l’Union Européenne, de cesser de tirer sans cesse la couverture à soi lors des sommets internationaux, de réhabiliter les promoteurs de notre coopération et de notre diplomatie, de percevoir le monde et ses enjeux dans leur globalité, sans nier les grands défis qui attendent notre pays mais sans jouer sur les éléments les plus anxiogènes qui traversent le siècle… A ces conditions seulement, la France retrouvera un sa place dans le concert des nations.

    Ceci pourrait être l’ébauche d’un projet porté par un candidat conscient de l’immense tâche qui l’attend. Cela doit être la ligne du futur président de la république française dans les affaires internationales. Une présidence équilibrée d’une France réconciliée avec elle-même et avec l’étranger.

    * Le groupe Marly est né à partir du café du même nom où ces diplomates avaient pris l’habitude de se réunir.

    ** Il est vrai qu'en la matière les petites îles de Saint-barth ou Saint-Martin (à moitié française) font figure d'exeple.

     

    Cyrille Le Déaut (ancien adjoint du Conseiller de coopération au Kenya puis au Togo), 28 janvier 2011

    Photo : enfants jouant autour de la statue du Général Louis Archinard ("pacificateur" du Soudan français) à Ségou (Mali)


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  •  

    Au bout du rouleau, ce type, un peintre sans aucun doute, avait dessiné des sortes de calligrammes. Une centaine : impression façon encrée des signatures de ses célébrités préférées... James Dean côtoyait Cheb Hasni qui flirtait avec Lucille Desmoulin et Robert Desnos. Exception notable de cette liste, Raymond Queneau, plus serein fermait la boucle de l'exercice. Cela ne manquait pas de style ce rouleau peint...

    Pourtant, c'était un bête rouleau de papier Lotus, du papier rose, moelleux, bref du papier cul, devenu plutôt culte du fait de la notoriété des griffes...

    A bout du rouleau, le type remballa tout le papier bien soigneusement puis le rangea dans un placard...

    Ensuite, il posa une main sur sa tête, façon Penseur de Rodin, puis plus franchement il prit son visage entre ses mains. Après avoir expiré l'habituel souffle de lassitude (habituel en ce genre de situation), il mima du doigt un pistolet imaginaire qu'il posa contre sa tempe.

    Il émit la seule variété d'onomatopée que l'on prononce en ce genre de situation : Kraboum ! Kabosch !

    Puis s'affala contre le sol, mortellement blessé....

    Blessé par la vie dont il ne comprenait plus les tenants et les aboutissants. Il songea à Pénélope et son stratagème de tricoteuse. La vérité, c'est qu'il ne savait plus dans quel sens rembobiner la pelote de sa vie, le sens à lui donner, la marge d'erreur qui bornait ses arrières.

    Il avait dépensé tant et tant d'argent en pinceaux, crin de cheval, nitrate d'argent, PQ, encre de chine, plumes, aquarelles et même pyrograveur, qu'il ne lui restait plus un propre kopek en poche.

    Avant, il avait été un peintre mondain, un de ces mercenaires du cocktail paluches et des ronds de jambes aux ronds-de-cuir, qui se persuade toujours que le panache à un prix. Du panache, il n'en manquait guère avec sa muse trop belle et trop chère pour lui. On lui avait bien dit qu'une Damoiselle convoitée par des loups plus puissants et plus méchants était une entreprise trop ardue et trop aléatoire pour lui.... mais il aimait les défis.

    Il défia jusqu'à se montrer le plus impayable des princes charmant. La bourse se délita, son métier d'artiste eut du plomb dans l'aile... Le bât blessait, le caractère changeait, les angoisses rejaillirent... Rien n'y fit, il voulait tenir coûte que coûte, aller jusqu'au bout de son amour (eh oui, parce qu'en prime, il l'aimait)... Généralement, on appelle cela une fuite en avant.

    Alors il eut l'idée subtile de mettre à profit son carnet d'adresse pour éditer un coup de génie. Il se tourna d'abord vers les révolutionnaires. Ces gens ont l'habitude d'être à la fois sensibles à la nouveauté et avides de renommée. Par un procédé ingénieux, il soutira sur une feuille de buvard baveuse, la signature de Joseph Danton quelques minutes avant que la copine guillot ne lui ratiboise le ciboulot. L'osseux Sandor Petôfi lui fit grâce d'une patte de mouche, la seconde précédant une grimace criblée à quelques mètres d'une barricade hongroise. Quant à Léon Trotsky, un piolet planté dans le bulbe, il eut la jugeote de lui demander en échange de lire « La révolution permanente ».
    Il promit (sans s'en acquitter) et comme à chaque fois il reproduisit ultérieurement les signatures sur son papier toilette. Son procédé artistique recueillit d'abord une attention polie. Puis, les commandes s'accentuèrent quand son éventail de personnalités s'étoffa.

    Il fut l'artisan de coups de maître : Bayard, L'Archevêque de Canterburry, Gilles de Rais, Cadoudal, Ney, Jaurès, Raspoutine, Rommel, tous signèrent quelques secondes avant leur historique trépas...

    Puis il eut la faveur de la noblesse européenne... Emargement en forme de coup double un beau matin ensoleillé dans une rue de Paris. Agonisant, Henri IV délirait sur quelques fesses de la veille qui selon lui le valaient cent fois une messe tandis que l'indigné Ravaillac, lynché par la foule, signa une sorte de stigmate d'une main écartelée par une rancœur bien peu catholique... A noter pour la gloire qu'il fut nanti d'un autre doublon bien que dans le camp du tiers-état avec Marat et Charlotte Corday.

    Quelques centaine d'années plus tard, sous l'implacable soleil du Natal, il pu noter que la parenté de Louis-Napoléon, le Prince Loulou pour les intimes, ne manquait pas de tripes. Le rejeton gratifia son buvard d'un contreseing qui inspirait un impérieux respect si l‘on considérait qu'une lance Zoulou lui vidait le bas-ventre.

    Il est utile d'expliquer désormais que notre peintre ce faisait un devoir de requérir exclusivement les signatures des martyrs.

    Si les Antiques ganaches, Néron, Socrate, Caligula, généralement suicidaires, prenait le temps de signer avant de se forcer à avaler quelques secrets poisons, les XXe et XXIe siècles furent une manne à la fois généreuse et brouillonne. Notre homme hésita à garder la signature de Staline dont il ne savait s'il était mort d'une cirrhose ou d'un empoisonnement. Monter en voiture avec Albert Camus lui eut causé plus de tracas que de renommée. Idem pour la dernière et triomphale tournée de Benazir Butho.

    Mais c'est dans le milieu show-biz qu'il connu ses plus amères déconvenues. Il arracha tout de même un sourire enfantin et résignée à Shirley Temple qui se signa diaboliquement à défaut de signer. Il recueillit les dernières pensées obscures de Jim Morrison avant que ce dernier ne se noie dans un bain de whisky. Quant à John Lennon, myope comme une taupe, il ne portait pas ses légendaires lunettes le jour fatal, ce qui empêcha définitivement notre peintre de saler le buvard du Sergent Pepper, là ou Lennon avait écrit Lemon, ce qui avouons-le ne manquait pas de zeste.

    Mais il parvint tout de même à obtenir une signature désenchantée, d'aucun aurait pu dire acide de Patrice Lumumba tandis qu'un commando de barbouzes franco-belges dissolvaient, dans un concert de rires gras et sulfureux, sa pensée lumineuse sous les néons blafards d'une case zaïroise. Il gagna la confiance de Mata-Hari, ce qui n'était pas une mince affaire, à l'heure où un peloton exécutait des ordres la concernant. Il apprécia l'habilité graphique de Federico Garcia Lorca avant que ses bourreaux n'assassinent la liberté d'écrire son nom. Il fut le seul à connaître la véritable mort d'Andrès Nin et diffusa ensuite sa signature à travers tous les pays frères. Gabriel Péri lui remit une lettre à ses parents et une estampille qui semblait dire « je suis trop jeune pour mourir ». Des rumeurs prétendent même que les doigts raidis d'un célèbre Commandant argentin, allongé sur une civière de fortune dans une posture christique, s'agitèrent par delà la mort pour inscrire un surnom : trois lettres chuintantes comme une déconfiture chèrement payée.

    Par la suite, il avait obtenu bien plus qu'un succès d'estime, ses rouleaux de toilettes dédicacés, vendus à la découpe, s'étaient arrachés comme des petits pains. On l'exposa dans les meilleures galeries. Il eut les honneurs du Moma, du Prado, du Centre Georges Pompidou... La Fiac même lui réserva un stand de trente mètres de long où il pu à loisir exposer au printemps, ses rouleaux dans toute l'étendue de leur saveur.

    Sa muse l'aima tant et tant en retour que son métier s'en ressenti. Comblé d'amour et d'honneur, il fut gagné par la facilité. La critique lui reprocha des choix de mauvais goûts : quelles étrange idée que se transformer en reporter de guerre pour quémander la patte criminelle de Moussa Al Zarkaoui ? Pourquoi cette passion morbide pour les terroristes, les ratés, les suicidaires ? Et était-il bien nécessaire de mêler la signature philosophique de Gilles Deleuze (semblable à un test de Rorsach) à la croix triviale que Joseph Gobbels lui envoya en guise d'épitaphe ?

    Grandeur et décadence. Du jour au lendemain, la mode passa et il se retrouva à entasser ces rouleaux de papier dans des armoires lassées. La moisissure gagnait sur la mémoire des célébrités. L'illustre ne faisait plus recette. Son bel amour le dédaignait allant même jusqu'à juger infantile sa passion scabreuse du macabre.

    Il chût. Longtemps. Dire qu'il n'avait même pas laissé son nom à la postérité. Rien au final qui ne fut de sa main propre.

    A l'évocation de son destin digne du Barry Lindon de Kubrick, notre peintre s'était relevé. Une idée lui traversa l'esprit. Il n'y a, songea-t-il que deux sentiments possibles face à l'absurdité de l'existence : la gravité ou la frivolité.

    La deuxième option lui semblait préférable. Il avait toujours ressenti au fond de lui-même qu'il n'était pas né pour mourir comme une vieille ganache aigrie. D'ailleurs, il ne souhaitait pas vraiment mourir. Il avait recherché la gloire et, au bout du rouleau, il l'avait rencontré à maintes reprises. Presque toujours, la gloire se terminait dans une mare de sang, avec les larmes et les cris du reste de l'humanité pour se donner bonne conscience... justifier le martyr. La gloire au fond n'était que gloriole, elle ne valait pas un pet de mouche. En conclusion, la gloire, il ne restait qu'à se torcher avec.

    Cette pensée lui arracha un sourire, le premier depuis longtemps : car pour se torcher avec la gloire, pas de doutes, il lui restait du papier en quantité suffisante. Et puis, se dit-il, il y a toujours une idée de mer bleue turquoise en réserve quant on a le moral en berne... Et des femmes dans l'eau, une pirogue, un ciel de plomb....

    Photo : Le Coati


    4 commentaires
  • Fin de nuit au Casablanca ou conversation mondaine à Kilimani

    Portier Luhia :
    - Oh rafiki, tu te souviens de ce Mizungu qui nous racontait des histoires qui nous donnaient l'espoir ? Par ses mots et ses photos il me peignait un avenir...
    Videur Luo :
    - Tu parles de petit toubab ? L'homme qui n'a jamais su séparer son orgueil intime du paraître...

    Portier Luhia :
    - Oui lui... Mais laisses-moi te compter l'envers de sa skizophrénie, avant qu'il ne soit terriblement fou... quand il lui restait une once d'humanité : tu sais, au fond, il n'a jamais vraiment su qui il était. Il lui arrivait de nous donner des leçons, tu te souviens le Luo ? Il nous engageait à aimer nos abîmes de perplexité, notre soif d'absolu, notre paix intime et notre païs en jachère par delà notre désir de revanche. »

    Videur Luo :
    - Il n'a jamais pensé qu'à lui et aux marrons...

    Portier Luhia
    - Ce n'est pas si simple et c'était des marrons sans feu... Une fois le départ de sa famille de Tananarive, Félix, son mentor, le cuisinier, est mort en prison d'une gangrène, dénoncé par les éternels b.o.f du petit capital en expatriation... Ensuite, il est devenu terriblement secret, une tombe, une épitaphe. Et puis, il a dû faire le reste du chemin tout seul.
    Maintenant, je sais qu'il était le fruit d'un alambic et d'une médicamentation hasardeuse... Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond dans son bonheur. Sans doute une part de culpabilité existentialiste : pourquoi les vraies épreuves m'ont été épargnées... La cuillère en or dans le fion et tout le tralala... En ce sens, par ses manques, il a défendu notre combat.

    Videur Luo
    - Mais il méprisait nos frères, tu te souviens comment il parlait aux flicards et aux putains ?

    Portier Luhia
    - Les chiens du pouvoir et ses meilleures indicatrices... Il a raison, ce sont les mêmes dans tous les pays. L'argent et le cancan leur tiennent lieu de politique. La facilité aussi... Plutôt que la voie tracée à la machette, ils aiment le chemin de terre mais sans les embuches qui le traversent.

    Videur Luo :
    - Qui n'a jamais eu faim leur jette la première pierre. Ta blanchette n'a jamais eu faim, il n'était pas si gros mais il était repu.

    Portier Luhia :
    - J'ai faim moi aussi mais, je veux cesser de croire que tous nos maux viennent seulement des méchants blancs. Nos politicards ont suffisamment affiché ce chiffon pour masquer leur propre insuffisance. Ils sont gras et veules, cela démontre à l'avance qu'ils sont repus de nos souffrances... A-t-on jamais vu un Turkana, un Nuer ou un Samburu friser les 100 kilos ?

    Videur Luo :
    - Peu importe, lui je ne l'aimais pas...

    Portier Luhia :
    - Lui non plus ne s'aimait pas, si ça peut te rassurer... Et c'est bien ce qui le sauve encore, dans ma mémoire et dans mon cœur. Je sais au fond qu'il nous aimait comme humains avant de nous étiqueter comme Africains.

    Videur Luo :
    - Quel besoin d'avoir des Blancs pour écrire notre histoire ? Et Lumumba, Sankara, Carvey, Cabral, Nyerere, Nkrumah, ne nous suffisent-ils pas pour nous élever dans notre dignité ?

    Portier Luhia :
    - Paix à leur âme mais ils sont morts... ils ont servi une cause, parfois un pays mais ils ne nous sont plus d'aucune utilité maintenant. Regarde, les églises - de renaissance en bornes à gain - elles sont ici plus florissantes que les syndicats. On doit bien admettre que nos grands leaders ont échoué... Le temps des grandes causes est devenu celui des prestidigitateurs et des marchands d'illusion. Pourtant, il y en eu des tas, des sages et des poètes qui ont chanté l'Afrique. Les frères Toure Kunda murmuraient : l'Afrique, c'est un continent sauvage et beau, une terre en marge de l'humanité. Et songe à ce que racontait ce vieux fou, un Mze de l'Ouest, le vénérable Hamadou Hampaté Ba : en Afrique, chaque vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle... Mais, tu sais ce que je pense moi : l'Afrique c'est toi-même ! Alors commençons par nous forger un destin individuel, une citoyenneté unique avant de nous rêver les apôtres d'un nouvel africanisme. Il nous faudra du temps pour cela et pour paraphraser Ismaël Lo « quelques barbares d'Occident » pour alliés.

    Videur Luo :
    - Tes alliés sont ambigus. Ils prônent notre émancipation en même temps qu'ils contribuent à la richesse de leur nation, à la construction d'une histoire écrite avec leurs doigts tâchés de sang... A la mémoire de leur étendard. Ils sont consciemment ou non des conservateurs.

    Portier Luhia :
    - Les semences ne sont pas intrinsèquement toutes corrompues. Et je me soucie peu de la couleur de la graine, pourvu que l'arbre qui en germera m'apporte un peu d'ombre et de réconfort.

     Photo : Le Coati

     


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    Alors, au final, je parle de choses simples.

    De choses qui ne vont sûrement pas révolutionner la face du monde mais le monde a-t-il seulement une face, une interface une face et attrape ?

    Rien n'est moins sûr.

    Je cause simplement de mes amours, mes amis, mes anicroches...
    Une touche impressionniste d'égotisme géographique (culture, nature, rayures), un zeste de travail, mes passions techniques et l'absurde (oulipien, ubuesque, perché) pour parfaire le tout.

    Ici je ne dis donc que très rarement ma détestation des religions, mon incroyance crasse, ma certitude - tout le contraire de la croyance - de la disparition irrémédiable des civilisations humaines (tranquilles les mouflets, un autre jour, pas maintenant)...

    Je n'effleure pas même la grande question sous jacente : la matière plutôt que le néant. L'inintelligibilité même du concept « quelque chose s'est formé là où il y avait du vide » et qu'il faut une origine à toute chose alors que... à l'origine de l'origine, il n'y avait rien...

    Parce que pour y répondre, je devrais mêler à ce texte des concepts liés à la physique quantique, à l'espace-temps, à l'infini... Oui mais précisément, l'infini est inimaginable et moi, j'ai besoin d'imagination pour écrire...

    Bref, je ne parviens pas vraiment à rabibocher mon beefsteak et la poêle quand j'affirme que l'on doit admettre comme constitutif de l'environnement extra-solaire des hypothèses qui ne seront jamais confirmées.

    Finalement certains concluront « tu vois, on en revient toujours à Dieu ! » alors que non : il faudrait précisément en revenir à soi, à nos sens plutôt qu'à nos croyances, à la perception que l'on ce fait du monde en tant qu'espace finit et non au fantasme de notre imagination religieuse... La perception donc (d'ailleurs subjective), non pas contre l'intelligence mais en surplus.

    Je parle donc de l'acuité des sens (aiguisés) comme appréhension du monde. Il faut que l'on délivre le shaman, le sorcier, le rebouteux de leur dimension mystique, pour ne garder que leur savoir immémorial (en médecine, philosophie, gouvernance, etc.). Savoir objectif donc qui s'opposerait à nos doutes humains.

    Devant l'intelligible, à l'évidence, je ne sais qu'une seule chose : je ne sais rien.
    Constat utile. Je peux désormais me recentrer, faire courir mon imagination du détroit de l'Orénoque aux rives du lac Turkana, du désert de Gobie aux montagnes du Sanaag, de Paris à Hargeisa... Entre les murs sales des villes ou à l'ombre des épines d'acacias... A la terrasse d'un café de Bergame ou seul, à barboter les pieds dans la mer verte de Shimoni.


    Je parle de choses simples, on ne va pas s'en plaindre...

    Photo (Monagnes du Sanaag entre le Somaliland et le Puntland) : Le Coati


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    Oui, on dit que l'Hydre avec ses caboches hideuses avait la faculté de se régénérer à moins que l'on ne tranche ses trois têtes d'un coup... L'hydre c'est aussi un animacule du genre microscopique. Un sorte d'anémone des étangs glauques.

    La nature est bien étrange.

    Ma chienne a bien pondu l'autre matin quinze têtineurs braillant toute leur hargne de n'avoir pas échappé à la conception. Maintenant, ils existent et il faut lutter pour ce putain de droit canin : slurp slurp waf waf... Pourtant, quatre ont déjà été lésés de ce droit et je les retrouve le soir, raides comme la saillie de Brel. Blanc comme une pâquerette de Cergy...

    La nature, c'est aussi ces mouches à profusion sur une carcasse de gnou. Elles pondent leurs œufs pendant qu'un vautour nain se régale des chairs en voie de putréfaction. Le vautour avale sans compter, y compris les œufs à peine éclos. Il aime.

    On se complait, Matatu grégaires, du spectacle d'une bande de jeunes guépards baffrant comme des gorets une antilope malchanceuse... Sans se douter semble-t-il que notre admirable félin est un animal fragile. Notre conception de la prédation est biaisée par notre rapport au pouvoir, à l'argent, aux connards qui veulent exister coûte que coûte... Nous même sommes des prédateurs honteux. On s'évertue à glorifier une sauvagerie animale sans jamais faire le lien avec nos propres pulsions de mort...

    Moi, je tiens mon rang et si j'existe, c'est en silence.

    La nature est profondément inégalitaire. Mais il faut bien avouer qu'on a su en nos froides contrées porter l'inégalité au rang du noble art.

    Les quelques amis rencontrés ici s'en vont. En général l'explication tient en peu de mots : ils ont ailleurs un couple à sauver... du spleen, de la géographie, de la débandade, de l'expatriation.

    Mais, ce faisant, ils s'humanisent même si dans le même temps, ils inégalisent le son de ma voix, rendent mes lacrymales sensibles, me poussent à faire des choses stupides et violentes : la nostalgie, un picon-bière, un coup de boulle, un laguiole... Et puis les accélarations de ma bétaillère sur Jomo Kenyatta Avenue.

    Je n'ai jamais vraiment tenté de sauver mon amour. En termes d'humanité, je suis resté un barbare. Un barbare aimable certes, mais barbare quand même, avec toutes les bornes que j'ai posé au quatre coin de mon crâne. Tenez, un seul exemple : un barbare ne sait pas se taire. La diplomatie lui est étrangère. Il n'a pas d'inhibition. Simplement mais pas toujours avec simplicité, il dit tout. Il raconte. Il s'exhibe. Il n'a pas vraiment conscience de la portée de ses paroles. Mais tout dire, tout raconter, n'avoir aucun tabou, ce n'est pas forcément un gage d'humanité. En tout cas, l'humanité n'y est pas prête.

    Bref, à défaut de posséder trois têtes : une pour agir, une pour réfléchir, une pour aimer, j'aurais bien aimé disposer d'un cœur de rechange afin de remplacer le cailloux qui me tient lieu de pompe....

    Autrement, Silvia est jalouse et j'ai parfois envie de renouer avec Mouche, Crochet et Peter Pan... Histoire enfin de rencontrer Wendy.

     

    Photo : (mouches, carcasses et charognard... Masaï Mara le Week-end dernier) : Le Coati


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